Histoire des chiens de chasse au Japon (II)
- Suda Hiroko すだDOGファーム
- il y a 3 jours
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Relire l’histoire des chiens de chasse dans le Japon moderne— À la croisée des races, des institutions, des techniques cynégétiques et de leur réception sociale (de Meiji à l’avant-guerre et pendant la guerre de Shōwa) —
1. Introduction : problématique et approche

Depuis l’ère Meiji, la chasse au Japon s’est transformée à vive allure sous l’effet de l’interaction entre l’importation technologique (armes à feu, races canines, méthodes d’entraînement), la mise en place institutionnelle (lois sur la chasse, réglementation des explosifs, statuts de protection) et la réception sociale (loisir, profession, mobilisation).À partir de fragments d’archives, cet article recompose l’histoire moderne des chiens de chasse selon quatre axes :
Histoire des races : adoption des pointers et setters anglais et marginalisation des chiens japonais ;
Histoire institutionnelle : périodes d’interdiction, licences, encadrement des moyens dangereux et désignations de protection ;
Techniques et sécurité : pièges explosifs, appâts empoisonnés, matériels d’entraînement en situation réelle et disparités régionales ;
Société et guerre : organisation des associations de chasseurs, rapports inter-ministériels, mobilisation en temps de guerre (collecte de fourrures, contrôle des ressources).
L’enjeu est de reconnaître que le chien de chasse n’était pas seulement une “technologie”, mais aussi une institution, une culture et un instrument de mobilisation.
2. L’époque Meiji : armes à feu, gundogs et médias spécialisés
2.1 La diffusion de la chasse sportive

À côté des chasseurs de subsistance, émergent des amateurs citadins. Avec l’afflux d’armes importées, les English Pointers et English Setters sont accueillis comme symboles de la « rationalisation » de la chasse aux oiseaux.
Les revues cynégétiques (dès les années 1880) diffusent méthodes d’entraînement, pratiques d’élevage et informations sur les équipements, structurant un marché national via marchands de chiens et armuriers/magasins de chasse.
L’abondance des terrains avant l’urbanisation accélère une consommation portée par l’utilité, le goût et l’ostentation, en l’absence d’un cadre éthique-réglementaire mûr contre la surexploitation.
2.2 Distorsions de la réception technique
Comme l’a souligné Ōta Sōichi (1929), la confusion entre critères des expositions de beauté (bench shows) et des concours de terrain (field trials) fait rapidement dériver la sélection morphologique des performances réelles à la chasse.
Le modèle occidental (séparation nette show/trial) est importé au Japon sous forme hybride ; en l’absence de critères robustes d’aptitude au travail, prolifèrent des chiens peu performants sur le terrain.
3. Surchasse, braconnage et moyens dangereux : le point critique de la sécurité et de l’éthique
3.1 Mécanismes de la surchasse
La montée en puissance des armes, la réduction des terrains et une application laxiste des règles épuisent rapidement la faune. Dès 1891, des circulaires visent à limiter la surchasse, mais la surveillance reste faible et le braconnage se généralise. L’essor de l’exportation de spécimens naturalisés accroît encore la pression.
3.2 Coûts sociaux des techniques dangereuses
Les pièges explosifs (dits kuchihappa, « bouche explosive ») et les appâts empoisonnés causent blessures et morts de chiens de chasse et des accidents parmi les civils. Des rapports de 1893 et le décès d’un policier en 1929 illustrent le coût social d’une chasse déréglée.
Asymétrie technologique : l’« efficacité » de quelques braconniers augmente le risque collectif.
Réponse institutionnelle : la loi sur la chasse évolue vers l’interdiction explicite des explosifs, poisons et pièges dangereux.
4. Armature institutionnelle : loi sur la chasse, contrôle et logique de protection
4.1 La loi de 1918
La loi encadre la chasse selon trois dimensions — espace, moyens, temps/conditions :
Espace : interdiction de capture dans les réserves impériales, zones interdites, voies publiques, parcs, enceintes de temples/sanctuaires, cimetières (garantie de l’ordre public) ;
Moyens : interdiction des explosifs, poisons, pièges dangereux et des fusils à poste fixe (sécurité et éthique) ;
Temps/conditions : interdiction des tirs dangereux avant l’aube/après le coucher du soleil et à proximité des zones urbaines (prévention des accidents).
Sont prévus des permis dérogatoires pour la recherche scientifique et la régulation, ainsi que des restrictions de cession pour freiner la chasse lucrative. La hausse ultérieure de la taxe de licence réduit le nombre de chasseurs et stimule l’organisation des associations cynégétiques (Ryōyūkai).
4.2 Les Ryōyūkai : entre représentation d’intérêts et bras auxiliaire

Les Ryōyūkai représentent les intérêts des chasseurs tout en servant de relais d’exécution (surveillance du braconnage).Le chien y incarne à la fois l’efficacité technique et la conformité normative ; inversement, la diffusion des pratiques illégales mine la confiance dans la culture cynégétique et entraîne réaction urbaine et durcissement réglementaire.
5. Dynamiques raciales : hégémonie occidentale et marginalisation des chiens japonais
5.1 La logique fonctionnelle des pointers et setters

Dotés d’odorat, style et endurance optimisés pour l’avifaune, pointers et setters sont plébiscités par des chasseurs orientés vers le résultat.
Expansion du marché : des marchands — p. ex. Tanaka Senroku, Dai Nippon Ryōken Shōkai — importent et diffusent ces chiens, tissant un réseau national ;
Concours et épreuves fournissent la base institutionnelle de la sélection et de la diffusion technique.
5.2 Déclin et mythification des chiens japonais
La chasse au grand gibier menée par de grands chiens japonais décline ; ne subsistent que des races petites ou moyennes.À la fin de Meiji et au début de Taishō s’impose une lecture rétrospective : « la chasse japonaise a toujours été centrée sur de petits chiens ».
Le mouvement de préservation (dès 1928) sauve la valeur culturelle des chiens indigènes, tandis que leur valeur utilitaire s’étiole ;
Le boom des années Shōwa voit des commerçants acheter des chiens des villages de montagne, asséchant la ressource canine des terrains de chasse ;
Quelques témoignages (p. ex. Miyamoto Shōichirō) attestent encore la chasse au sanglier/à l’oursavec des chiens japonais, mais l’axe principal bascule vers pointers/setters.
Se creuse ainsi une bifurcation entre « préservation = patrimoine culturel » et « pratique cynégétique = capital technique », chacune roulant sur des voies distinctes (politiques, marché, éthique).
6. Diversité régionale et perspective ethnographique

Le relief, le climat et le gibier produisent une diversité des méthodes et de l’usage des chiens : en neige/haute montagne, on privilégie odorat et endurance ; en broussailles/plateaux, la recherche étendue.
Chez les Aïnous et les Wajins, systèmes de chasse (dont la flèche empoisonnée amappo) et représentations du chien diffèrent ;
L’ensauvagement dû à l’abandon saisonnier par des chasseurs urbains forme des meutes parfois prises pour des loups, provoquant des tirs par méprise.
Sans histoires régionales, ethnographie et histoire environnementale, l’histoire des chiens de chasse court le risque de l’aplatissement.
7. Réforme interne et intégration de la protection
L’impasse de la surchasse suscite des initiatives de protection venues des chasseurs eux-mêmes : respect des interdictions, coopération aux programmes de baguage, limitation du tir sur les pigeons voyageurs.Elles s’articulent aux désignations de protection des ministères de l’Intérieur et de l’Agriculture-Forêts (p. ex. lagopède [raichō], saro/serow japonais), ouvrant la voie à une coexistence “protection-usage”.
8. Monde rural : dégâts, régulation et réconciliation
Avec l’augmentation des dégâts agricoles, les Ryōyūkai deviennent opérateurs publics de régulation des espèces nuisibles et réparent les liens communautaires via des journées de service.
Partage d’informations (localisation du gibier) et rites de reconnaissance transforment l’image du chasseur de « tueur gratuit » en « protecteur local » ;
Le chien de chasse devient alors un bien public local, pivot de l’efficacité de la régulation.
9. Mobilisation de guerre : fourrures, contrôle, discours
9.1 Contrôle des ressources et dons
Depuis la guerre sino-japonaise, le Ministère du Commerce coordonne le contrôle des cuirs avec l’Agriculture-Forêts, instaurant des dons de fourrures (lapin, sanglier, renard). Les associations s’intègrent à la fourniture de matières premières militaires au nom de la « chasse patriotique ».
Normes et prix sont fixés ; l’abandon des animaux pris au piège est interdit pour garantir l’usage intégral de la ressource ;
Des personnels des unités cynophiles militaires sont mobilisés pour la chasse au lapin : la culture canine est absorbée par l’administration de guerre.
9.2 Exclusion de la « culture ennemie » et réalités du terrain
Malgré la rhétorique anti-anglaise, armes et lignées britanniques restent utilisées.Les articles de Tobita Hoshū dénoncent l’irrationalité de l’exclusivisme et soulignent l’indispensable apport des techniques importées. En fin de conflit, pénurie de carburant/transport et manque d’aliments pour chiens entraînent l’effondrement de la culture cynégétique canine.
10. Après-guerre : ruptures et continuités
La défaite vide le dispositif de mobilisation des Ryōyūkai. Les récits de retour d’anciens combattants témoignent de la profonde érosion de la chasse et de la culture canine.La reconstruction progresse sous occupation (restrictions sur armes et chasse), pénurie alimentaire et reconfiguration des idées de protection animale.
Sur le plan cynophile, se maintient une structure duale : réintroduction/élevage de pointers et setters et patrimonialisation culturelle des chiens japonais.
11. Redéfinir la « technologie » du chien de chasse
Perspective | Contenu | Acteurs | Statut du chien |
Technique | Flair, style, dressage, sécurité | Chasseurs / dresseurs | Outil de performance |
Institution | Lois de chasse, protection, licences, contrôles | Administrations (Agriculture-Forêts, Intérieur, Commerce), police | Objet réglementé / unité de ressource |
Culture | Expositions, épreuves, presse, discours | Marchands, médias, associations | Représentation, esthétique, ostentation |
Société | Régulation, sécurité, relations rurales | Habitants / Ryōyūkai | Médiateur du bien commun |
L’hégémonie des pointers/setters progresse sur l’axe technologie × culture, tandis que la préservationdes chiens japonais se concentre sur culture × institution.En temps de guerre, domine institution × société : le chien devient vecteur de mobilisation des ressources.
12. Pistes de recherche et plan d’archivage
Histoires régionales de la chasse : chronologies préfectorales (terrains, gibiers, races, accidents, protections).
Croisement des registres cynophiles : registres d’importation de pointers/setters, catalogues de marchands, procès-verbaux d’épreuves, reliés aux bulletins des associations et à la presse.
Analyse inter-ministérielle : lois de chasse, règlements sur explosifs, protection animale, Monuments naturels, contrôle des fourrures.
Complément ethnographique : réexamen des carnets de terrain sur les techniques aïnoues et les chiens montagnards indigènes.
Histoire de la sécurité : base de cas (cartographie/saisonnalité) sur pièges explosifs, empoisonnements, accidents.
Quantification de la mobilisation : reconstitution des volumes donnés, prix, normes, effectifs mobilisés.
Proposition pratique : numériser (OCR) presse, bulletins et publicités cynégétiques et bâtir un graphe de connaissances (chien × propriétaire × région × année × événement) pour visualiser les corrélations entre rotation des races et mutations institutionnelles.
13. Conclusion : les deux fractures de l’histoire cynégétique moderne
Fracture technique : les pointers/setters remplacent rapidement les chiens japonais dans les fonctions de chasse ;
Fracture institutionnelle : protection, contrôle et mobilisation redéfinissent le chien comme ressourceet objet normé.
Entre ces deux ruptures, le chien de chasse n’est ni simple outil ni simple animal de compagnie, mais un médiateur reliant technique, institution, culture et société — un véritable proxy des transformations de la modernité japonaise, reflétant les évolutions de la gestion de la nature et de l’architecture du pouvoir.





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